[FB] Compter les noyades // Bael

Sac éventré, vêtements jonchés au sol. Vaisselle sale accumulée sur la table de la cuisine, et beaucoup de boîtes de take out. Les aliments secs d'une épicerie encore sur le comptoir et une boîte de céréales sucrées renversées – Achilles s'est occupé de manger celles tombées au sol. Le chien trône d'ailleurs sur le lit au couvertures défaites – et clairement pas lavée depuis plusieurs semaines – niché contre une forme inerte.

La forme inerte, c'est Simon. Enveloppé autant que possible dans ses pauvres couvertures, la capuche de son hoodie par-dessus la tête – comme s'il n'était pas encore assez coupé du monde, assez confortable. Il ne dort pas. N'y arrive pas. Il reste là, à moisir dans ses échecs. Incapable même de ressentir quelque chose d'assez fort pour secouer son corps de lui-même. Incapable.

Heureusement il y a Achilles qui l'oblige à prendre une bouffée d'air frais trois fois par jour – sinon ses mollets en périraient. Mais ça ne suffit pas au corgi qui a besoin de plus, beaucoup plus. Lorsqu'un bruit se fait entendre à la porte, sa réaction est disproportionnée : il se dresse tout à coup sur ses quatre pattes et aboie, fort, constant, à l'avis du visiteur.

Et à un moment, Simon est bien obligé de se lever. Les traces d'oreille bien imprimées sur son visage et la barbe de trois jours qui pousse de manière inégale à cet âge-là. « Du calme, du calme… » Il veut prendre le chien dans ses bras, l'inciter au retour au repos et au silence, mais Achilles ne le prend pas sur ce ton-là. Il saute du lit et court à la porte, sans cesser une seule fois d'aboyer.

Simon soupire, s'enroule un peu plus dans ses couvertures.

La maison n’est plus vide mais elle reste silencieuse au fur et à mesure des semaines qui défilent, lourdes, visqueuses, chargées de deuil et de morosité. Tu voulais remplir ton espace de vie mais il faut croire que le petit étudiant que tu as décidé d’héberger n’est pas très à l’aise avec elle. Tu ne lui en veux pas. Toi aussi tu as du mal à te lever le matin, tu guettes les allers-retours de ton nouveau colocataire et de son chien pour rythmer un tout petit peu tes journées pâteuses. Tu n’as pas repris la fac depuis ton opération – le décès de ton grand père est arrivé bien trop tôt. Ces derniers temps, tu n’as envie de rien faire, à part mettre à l’abri tout ce qu’il t’a légué. La maison devient une prison autant qu’un nid douillet : le canapé est marqué par les nuits ou tu t’es endormi dedans, incapable de rejoindre ta chambre, et tu n’as pas le courage de débarrasser les restes des grignotages de Simon dans la cuisine.

Aujourd’hui, tu es un peu moins embourbé dans le deuil que les autres jours. Tu as eu le courage de sortir au marché – sur le post Facebook qui annonçait son ouverture, figurait un marchand local de graines, et tu t’es rendu compte que le potager de ton grand père s’éclaircissait de plus en plus. L’air frais t’a fait du bien, et il n’y avait pas grand monde, ce qui t’a évité un retour trop rude à la réalité. Tu as fait tes courses distraitement, et ta main s’est égarée sur de la ciboulette et des pousses de soja. Après tout pourquoi pas ? Il doit bien y avoir des nouilles et de la sauce de sésame qui traînent dans les placards de la maison. Ce midi, c’est ramen. L’aboiement d’un chien tourne tes pensées vers ton nouveau colocataire. Est-ce qu’il aura mangé déjà ? Tu revois la boite de céréales renversée sur le comptoir de la cuisine et soudain tu te demandes s’il a même mangé quelque chose de consistant ces derniers jours.

Soudainement pris par une détermination qui t’était devenue étrangère, tu t’attèles à préparer deux bols bien garnis de ramen aux légumes et au soja. Tu réussis à réunir les ingrédients depuis le fond des placards, et laisse l’odeur te mettre en appétit. Un peu indécis une fois qu’ils sont terminés, tu jettes un coup d’œil vers le premier étage. Tu sais très bien qu’il ne va pas descendre de sitôt. Après un petit soupir, tu serres les dents, et tu commence à gravir les marches de l’escalier. C’est stupide de l’ignorer autant que tu le fais depuis qu’il est arrivé. Tu peux au moins lui monter son bol, non ?

Une hésitation devant sa porte, et ce sont les aboiements de Achilles qui te décident à poser les bols pour ne pas te prendre un chien méfiant dans les jambes en ouvrant la porte, et par la même occasion, gâcher un précieux repas. Tu entrebailles la porte après avoir légèrement toqué, canalisant du mieux que tu peux le chien qui te saute dessus.

« Tout doux Achilles, c’est juste moi, tu me connais hein ? »

Tes efforts d’amadouement ne réussissent que quand tu lui cèdes de ton bol un petit morceau de lard encore chaud, qu’il engloutit sans sommation. Tu relèves les yeux vers la chambre qui semble n’avoir pas vu le jour depuis un bon moment (et qui n’en sent pas moins), et tu dis d’une voix un peu hésitante.

« Hey, heu je suis allé au marché et comme t’avais pas l’air d’avoir mangé… J’ai fait des ramens, t’en veux ? »

Voilà, les premiers pas sont faits. Un petit souffle court dans ta nuque, approbateur du renouveau. La Mort est là.

Grincement du bois. La porte qui s'ouvre, Achilles qui se calme enfin. Sous ses couvertures, Simon entend une voix connue, mais pas encore familière. Ils n'ont pas beaucoup parlé depuis son emménagement – Simon n'en avait pas la force. C'est son proprio, ou son colocataire. La relation est étrange, ambiguë. Mais il a un toit au-dessus de sa tête et on ne se plaint pas d'Achilles, c'est tout ce qui compte. Il espère qu'on n'est pas venu pour lui chercher des ennuis.

Mais sa voix ne gronde pas, sa voix ne laisse pas paraître de menaces passives-agressives, elle n'a pas l'accent de son quotidien. Et ça suffit à lui faire ouvrir les yeux. On ne lui reproche rien, non, on est venu lui porter à manger. Un inconfort dans le ventre. Il ignore si c'est l'étrangeté de la situation ou la faim qui lui fait cet effet-là. Angoisse sur déficit calorique.

Derrière le malaise, la curiosité, sincère. Et peut-être la peur de paraître ingrat. Il peut pas juste faire semblant de dormir et lui demander de laisser le bol à la porte, hein ? Car oui, plus les effluves montent dans l'air, plus il réalise qu'il a faim. Il ne voudrait pas non plus que le bol tombe entre les pattes d'Achilles non plus et qu'il fasse une indigestion.

Alors il bouge au rythme qu'impose son corps engourdi. Appuyé sur un avant-bras puis sur sa main, il émerge de ses couvertes comme l'abominable homme des neiges. Les yeux plissés, il distingue à moitié la silhouette de Bael.

« C'est, eh, gentil. »

Voix rauque et lourde d'un sommeil qui ne vient pas. Son cerveau trop lent pour décider exactement de l'accueil approprié qu'il faut faire à son propriétaire.

« Tu veux t'asseoir quelque part ? »

Il n'a pas grand-chose à lui offrir, encore moins d'espace à lui libérer – toute surface plane recouverte de vêtements. Achilles quant à lui décide de ne pas lâcher le nouvel arrivant avec ses morceaux de lard.