absofuckinlutely. ❞ (roman)

à petits pas hasardeux, ballon strié entre petites mains maladroites, roman dribble mais la balle ne monte jamais bien haut – c'est papa qui, le rire aux lèvres, fait tricher le ballon ou l'enfant, fait semblant que le premier vole jusqu'au panier sous l'impulsion de son fils ou porte ce dernier sur ses épaules. parce que papa est grand – tellement que, perché tout là-haut, roman pourrait bien s'accrocher au cerceau (ou peut-être toucher les cieux).

maman est partie refaire sa vie il y a longtemps maintenant, et roman lui raconte la sienne un week-end sur deux. les pieds sous la table, il fait la connaissance du nouvel homme qui fait rire maman – il est gentil, et il rend maman encore plus jolie qu'avant, alors roman l'aime bien. un jour on l'appelle sur le canapé pour lui expliquer pourquoi maman a le ventre tout rond ; lui tout ce qu'il retient c'est qu'il va être grand frère, et toutes ces histoires de sang lui ça le dépasse, il n'y comprend rien, alors il s'en moque. il sera grand frère roman, et ça lui plaît de cette façon.

papa cogne fort les murs ces derniers temps et comme roman ne comprend pas il s'enferme, casque sur les oreilles et mains noircies par le fusain qu'il fait glisser sur le grain du papier à longueur de journée. ils ne parlent plus beaucoup ; papa boit un peu et puis disparaît, roman se forge des silences qui ont remplacé les rires d'avant. cigarette au bord des lèvres il profite des absences pour faire tomber la cendre sur le balcon – roman à quinze ans les mauvaises fréquentations et puis il a simplement voulu faire comme les grands. comme les autres. être adolescent.

noël arrive et cette année c'est avec maman ; papa s'est apaisé depuis qu'il a rencontré quelqu'un lui aussi et roman est un peu rassuré de laisser le cœur de son père entre de bonnes mains quand il boucle son sac pour retrouver les deux gamines qui lui courent dans les bras quand il arrive. noël est tendre et chaleureux, et c'est drôle de faire croire à la magie aux deux petites ; drôle d'être dans le secret cette année, drôle de se sentir part du merveilleux de cette nuit-là. c'est à ça que noël devrait ressembler sous tous les toits alors, quand il rentre chez papa, il ne comprend pas pourquoi sous le leur c'est un peu plus gris que quand il est parti.

un matin blanc le téléphone sonne, la voix de papa tremble et le silence est de glace. la suite, un tourment sans fond dans les entrailles de la ville, de commissariats en tribunaux, on parle à roman comme à un adulte pour lui demander de condamner son père – et la femme qui souriait pleure à la barre quand elle accuse papa d'avoir pris ce qui ne lui était pas dû, d'avoir posé les mains là où elle n'avait pas voulu, pas dit oui. roman se tait – il n'a rien à dire, il n'était pas là. il n'était pas là. la sentence tombe et roman s'effondre – orphelin d'un père qu'on enferme, et il n'était même pas là.

cette fois roman boucle ses affaires et c'est pour de bon ; il retourne chez maman et n'en reviendra pas, s'immisce dans un portrait de famille où il se sent de trop – parce que quatre c'est bien, mais cinq c'est un peu compliqué. cinq c'est pas comme il faudrait. erreur dans l'équation, ombre au tableau ; ici aussi les silences sont dévorants. de papa, on évite de parler – alors, entre deux séances dans le cabinet d'une dame qui signe prescription sur prescription, roman dessine pour oublier.

à corps perdu à l'université, noyer le silence par une présence en expansion – il parle trop et rit trop fort, mais à force de faire semblant d'être quelqu'un d'autre il se risque presque à y croire. il devient celui qu'on attend, celui qu'on espère en soirée ; celui sans qui la fête n'a pas tout à fait commencé. porte-parole, délégué, engagé – les adultes le voient s'investir quand lui ne fait qu'ensevelir tout ce qui est un peu laid. combler les vides pour s'empêcher de penser. tout le monde y croit, et même lui se surprend de son aisance à ne plus s'étonner.

ça devient facile, par la force de l'habitude ou celle de l'usure – faire oublier celui qu'il était, pour qu'on oublie l'ombre de son père qu'il n'a jamais cessé d'aimer.

né à crucible ♢ ici bas on connaît toute l'histoire de la déchéance du père et on regarde souvent le môme avec méfiance ou avec pitié ♢ dans les petites villes superstitieuses on croit trop parfois aux malédictions du sang ♢ ses petites sœurs ont respectivement onze et huit ans ♢ on bénit le cel qu'elles soient nées d'un homme différent ♢ maman tient à sa boutique d'antiquités comme à la prunelle de ses yeux ♢ à crucible on aime bien s'y perdre pour dénicher des grigris auxquels on confère des pouvoirs mystiques ♢ étudiant à la Salem State University, les allers-retours quotidiens soulagés par le permis récemment obtenu